La rupture brutale des relations commerciales établies

L’article L442-1 du code de commerce sanctionne la rupture brutale d’une relation commerciale établie, en obligeant l’auteur de la rupture à indemniser son cocontractant à hauteur de la marge brute qu’il aurait dû réaliser si un préavis suffisant avait été respecté.

Il s’agit d’une situation assez courante en pratique : une entreprise a l’habitude de travailler avec tel fournisseur ou tel prestataire de services, un jour les relations se crispent et les parties cessent leurs relations, au préjudice de l’une d’elle qui tirait un chiffre d’affaires régulier de cette relation commerciale.

Lorsqu’elle est brutale, cette rupture est susceptible d’entrainer le versement de lourds dommages et intérêts, de sorte qu’il est important d’avoir ces règles bien en tête, selon que l’on envisage de rompre une relation commerciale, ou que l’on soit victime d’une telle rupture.

1. L’existence d’une relation commerciale

Il n’est pas nécessaire que la relation commerciale ait pris la forme d’un contrat encadrant les relations des parties.

La Cour de cassation décide en effet qu’« une succession de contrats ponctuels peut être suffisante pour caractériser une relation commerciale établie » (Cass. Com. 15 septembre 2009, n° 08-19200) ; et s’attache à vérifier que la victime de la rupture « pouvait légitimement s’attendre à la signature d’un nouveau contrat à l’échéance du précédent » (Com. 13 novembre 2013, n°12-25.361, Com. 23 juin 2015, n°14-14.687).

Ce qui importe est que la relation commerciale « revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l’interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaire avec son partenaire commercial. Cette anticipation raisonnable peut être démontrée en s’appuyant sur l’existence d’un contrat dont l’échéance est postérieure à la date de la rupture ou sur une pratique passée dont la partie victime de la rupture pouvait inférer que sa relation commerciale s’instaurait dans la durée» (rapport de la Cour de cassation sur l’année 2008, page 307).

C’est ce qu’a rappelé récemment la Cour d’appel de Paris : « L’ensemble de ces éléments démontre que la relation commerciale présentait un caractère suivi, stable, habituel et que la société X pouvait raisonnablement croire à une certaine continuité du flux d’affaires avec la société Y. En conséquence, c’est à juste raison que le tribunal a dit que les relations commerciales entre les parties étaient établies. » (CA Paris, 5, 4, 14-12-2022, n° 21/08776)

En revanche, la relation commerciale ne sera pas considérée comme « établie » lorsqu’il y aura régulièrement mise en concurrence, ou renégociation des conditions (Cass. com., 07-12-2022, n° 21-15.649 ; Cass. com., 07-12-2022, n° 19-22.538).

2. La durée du préavis

L’article L442-1 prévoit qu’« en cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l’auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d’une durée insuffisante dès lors qu’il a respecté un préavis de dix-huit mois. »

La raison d’être de cette disposition est de laisser le temps à la victime de la rupture de se retourner, de redéployer son activité.

C’est dans cette optique que le texte impose de tenir compte de la durée de la relation commerciale : plus celle-ci aura été longue, plus l’entreprise évincée aura besoin de temps pour s’adapter.

Souvent, le contrat qui liait les parties fixait la durée du préavis.

Or la jurisprudence décide que si le préavis contractuellement prévu ne répond pas à l’exigence de tenir compte de la durée de la relation établie, son seul respect ne suffira pas à exonérer l’auteur de sa responsabilité :

– « Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher comme il lui était demandé, si ce délai de préavis contractuel tenait compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties ou des usages susceptibles de leur être applicables, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (Com. 6 mars 2007, n°05-18121).

– « Attendu, en second lieu, que l’existence d’une stipulation contractuelle de préavis ne dispense pas le juge, s’il en est requis, de vérifier si le délai de préavis contractuel tient compte de la durée des relations commerciales ayant existé entre les parties et des autres circonstances » (Com. 20 mai 2014, n° 13-16.398)

La jurisprudence invite également à prendre en compte l’état de dépendance économique de l’entreprise évincée :

« Mais attendu qu’il résulte de l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce que le préavis suffisant s’apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances, notamment de l’état de dépendance économique de l’entreprise évincée, au moment de la notification de la rupture, et qu’en cas d’insuffisance du préavis, le préjudice en résultant est évalué en fonction de la durée du préavis jugé nécessaire » (Com. 20 mai 2014, n° 13-16.398)

Il a été précisé que « l’état de dépendance économique se définit comme l’impossibilité, pour une entreprise, de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées avec une autre entreprise » (Com. 12 février 2013, n°12-13.603).

Un autre critère à prendre en considération est la capacité du partenaire évincé à retrouver des débouchés (ce qui concerne les entreprises qui commercialisent des produits très spécifiques) :

« Mais attendu qu’après avoir justement rappelé que le préavis mentionné à l’article L442-6,I,5 du code de commerce tient compte de la durée de la relation mais également d’autres éléments, telles que les capacités de l’entreprise à retrouver des débouchés »  (Com. 21 mars 2018, n° 16-17146).

La jurisprudence s’attache également à vérifier que les circonstances avaient pu raisonnablement autoriser la victime de la rupture à considérer que les relations allaient se poursuivre avec la même stabilité :

« Attendu que pour retenir l’existence d’une relation commerciale établie entre les parties, l’arrêt, après avoir énoncé que la succession de contrats ponctuels est suffisante pour caractériser une relation commerciale établie dès lors que cette relation est significative, stable et durable, relève qu’elle a généré pour la société X une augmentation significative de son chiffre d’affaires entre 2006 et 2008 et que la société Y reconnaît expressément l’existence d’un courant d’affaires mensuel avec la société X dans un courrier de janvier 2009 ;

Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher, ainsi qu’elle y était invitée, si eu égard à la nature de la prestation, qui dépendait des commandes obtenues par la société Y auprès de différents industriels de l’automobile, la société X pouvait légitimement s’attendre à la stabilité de sa relation avec la société Y, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (Com. 13 novembre 2013, n°12-25.361)

Dans le même sens :

« Mais attendu qu’après avoir constaté que chaque contrat indiquait sa date de prise et de fin d’effet, sa durée, limitée à une année, et excluait toute tacite reconduction, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, qu’un nouveau contrat était conclu entre les parties dès la cessation du précédent, sans difficulté depuis six ans, et que, compte tenu de leurs pratiques antérieures, du chiffre d’affaires significatif et exclusif généré par la relation, la société X pouvait légitimement s’attendre à la signature d’un nouveau contrat à l’échéance du précédent ; qu’il retient que la décision prise le 26 août 2013 par la société Y de mettre un terme à la relation le 30 septembre 2013, avec un préavis d’un mois, a empêché la société X de se reconvertir et de réorienter son activité vers d’autres clients » (Com. 23 juin 2015, n°14-14.687)

Ces solutions sont reprises par les juridictions du fond :

« L’évaluation de la durée du préavis à accorder est fonction de toutes les circonstances de nature à influer son appréciation au moment de la notification de la rupture, notamment de l’ancienneté des relations, du volume d’affaires réalisé avec l’auteur de la rupture, du secteur concerné, de l’état de dépendance économique de la victime, des dépenses non récupérables dédiées à la relation et du temps nécessaire pour retrouver un partenaire sur le marché de rang équivalent. » (CA Paris, 17 janvier 2018, n° 15/17249)

Dans un arrêt récent, la Cour d’appel de Paris résume parfaitement ce qui vient d’être dit : « Le délai de préavis suffisant doit s’entendre du temps nécessaire à l’entreprise délaissée pour se réorganiser, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l’ancienneté des relations, le degré de dépendance économique (entendu comme la part du chiffre d’affaires réalisé par la victime avec l’auteur de la rupture), le volume d’affaires réalisé, la progression du chiffre d’affaires, les investissements effectués, les relations d’exclusivité et la spécificité des produits et services en cause. » (CA Paris, 5, 4, 14 décembre 2022, n° 21/00642)

3. Le montant du préjudice

S’il est établi que la rupture était brutale, son auteur devra indemniser son cocontractant à hauteur de la marge brute qu’il aurait dû réaliser si un préavis suffisant avait été respecté.

La jurisprudence décide en effet : « Attendu qu’en statuant ainsi, alors que seul doit être indemnisé le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture, évalué en considération de la marge brute escomptée durant la période de préavis qui n’a pas été exécutée, la cour d’appel a violé le texte susvisé » (Com. 24 juin 2014, n°12-27908).

La cour de cassation n’ayant pas défini la notion de « marge brute », la Cour d’appel de Paris est venue préciser : « Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d’affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n’ont pas été supportées du fait de la baisse d’activité résultant de la rupture. » (CA Paris, 17 janvier 2018, n° 15/17249)

4. Particularités procédurales

Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la durée du préavis et son indemnisation, la victime de la rupture pourra saisir le Tribunal : il s’agira du Tribunal de commerce si son activité est commerciale, ou du Tribunal judiciaire si son activité est de nature civile.

Il faut toutefois souligner que les articles L442-4 et D442-3 du code de commerce confient à des juridictions spécialisées les litiges relatifs à la rupture brutale des relations commerciales établies.

A titre d’exemple, le Tribunal (de commerce ou judiciaire) de Bordeaux sera compétent pour toutes les affaires qui relèvent du ressort des cours d’appel d’Agen, Bordeaux, Limoges, Pau et Toulouse.

De même, tous les appels des jugements rendus sur le fondement de cet article L442-1 sont portés devant la Cour d’appel de Paris.

Ces règles de compétence « ne peuvent être mises en échec par une clause attributive de juridiction » (Cass. Com. 1er mars 2007, n°15-22675).

Il s’agit de tenir compte de la spécificité de ce contentieux, et d’unifier la jurisprudence rendue sur ce fondement.

Conclusion

En pratique, il est fréquent que les parties se rejettent mutuellement la responsabilité de la rupture.

Si l’entreprise évincée parvient à démontrer que c’est elle la victime de la rupture, elle pourra prétendre à une indemnité représentant dix-huit mois de marge brute.

De son côté, il appartient à l’entreprise qui envisage de rompre la relation commerciale d’anticiper, et d’offrir à son partenaire un préavis suffisant qui tiendra compte des différents critères susvisés : durée de la relation commerciale, volume de chiffre d’affaires, situation de dépendance économique, capacité à retrouver des débouchés rapidement, etc.

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